« Balance is boring, Life is unfair!”*
C’est la réponse, un brin taquine, que l’américain Peter Olotka a adressé à un joueur trouvant l’une de ses créations trop déséquilibrée.
En effet, le monsieur est auteur de jeux, et non des moindres, puisqu’il est le co-créateur d’un jeu mythique de 1977. Un jeu qui continue encore aujourd’hui d’influencer le monde ludique. Ce jeu, c’est Rencontre Cosmique (ou Cosmic Encounter dans la langue de Richard Garfield). Sans lui, il y a fort à parier que Magic l’Assemblée ou Root n’auraient pas existé. Dans Rencontre Cosmique, vous êtes à la tête d’une faction alien unique et vous avez pour but d’essaimer votre espèce plus rapidement que vos adversaires. Ceux qui y ont joué se rappellent probablement de factions très asymétriques… et à l’équilibrage complètement pété. Et pour cause, Olotka et sa bande (constituée de Bill Eberle et Jack Kittredge) partent d’un principe assez radical : laisser l’équilibrage aux mains des joueurs. Non en leur laissant retravailler les règles mais via leur comportement en jeu. Un joueur a tiré une faction puissante ? Qu’à cela ne tienne, on s’alliera contre lui pendant la partie.
Une certaine idée du boardgame design à des années-lumières de la logique allemande qui pose comme préalable un équilibre parfait entre les joueurs. On retrouve le principe d’Olotka dans le Dune de 1979 (du même groupe d’auteurs) mais aussi dans tout un tas d’héritiers comme Mare Nostrum (2003), Scythe (2016) ou Root (2018). Cela voudrait-il dire que l’équilibrage n’est pas important, comme le claironnent certains ? Eh bien, oui et non. Parce que ce principe n’est pas transposable dans tous les jeux et pose un certain nombre de difficultés.
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Conditions préalables de confrontation
En effet, pour que la recette d’Olotka fonctionne, il faut quelques ingrédients de base.
D’abord, une interaction forte entre les joueurs. C’est pour cela qu’on la retrouve essentiellement dans des jeux d’affrontements. Vos actions doivent pouvoir impacter directement le plan de jeu de vos adversaires sinon vous vous contenterez de les regarder utiliser leurs pouvoirs cheatés avec un sentiment grandissant d’injustice. C’est probablement pour cela que le déséquilibre flagrant des factions de Tapestry a autant ulcéré certains joueurs. Même si le jeu prévoit quelques mécaniques de confrontation, elles sont trop limitées dans leur nombre et leur impact pour permettre aux joueurs de contrebalancer cette disparité de départ.
Ensuite, il faut un certain nombre de participants. Plus il y a de joueurs autour de la table, mieux ça marche. A deux, à part lui attacher une main dans le dos ou lui crever un œil, difficile de rattraper le départ favorable de son adversaire. A trois, la partie risque de vite tourner en un “deux contre un” redondant et pas forcément agréable pour le joueur pris pour cible. Il faut donc quatre joueurs au minimum pour que le rééquilibrage via l’action des joueurs puisse fonctionner.
Enfin, une œuvre ludique qui joue sur le principe d’Olotka implique forcément une forte implication de la part des joueurs. Il faut, en effet, qu’ils aient conscience du rôle de régulateur que leur accorde le jeu et qu’ils le connaissent suffisamment pour évaluer le niveau de menace de chaque joueur. L’étape suivante sera de négocier, promettre, se plaindre et trahir (puis encore se plaindre). Cet aspect diplomatique est indispensable. Non seulement, c’est elle qui donne son sel au jeu mais c’est par elle que les joueurs vont réajuster les poids sur la balance pour atteindre l’équilibre.
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Le jeu est injuste
Le gros avantage du principe d’Olotka est qu’il peut, sur le papier, corriger toutes les formes de déséquilibre, en commençant par celles induites par le jeu.
Libéré de la contrainte de l’équilibrage, il permet à l’auteur quelques originalités mécaniques comme, je le disais, des asymétries fortes mais aussi l’intégration de pouvoirs très puissants, donc jouissif à utiliser pour les joueurs. Je pense notamment à l’assassin du Citadelles (2000) de Bruno Faidutti qui permet, tout simplement, de sauter le tour d’un joueur. Tant que les conditions indiquées ci-dessus sont respectées, les auteurs peuvent se laisser aller à toutes les facéties sans se demander si cela ne risque pas de gripper toute la machinerie ludique puisque les joueurs seront là pour rattraper le coup.
C’est une logique ludique toute particulière. On s’écarte d’un loisir purement cérébral pour une activité plus sociale. Le vainqueur n’est plus celui qui aura su le mieux utiliser ses capacités logiques mais le joueur qui aura su rouler ses adversaires. Celui qui aura le mieux caché son jeu pour prendre, ni vu ni connu, le pas sur ses autres joueurs. Si le principe d’Olotka permet cela, il permet aussi, dans une moindre mesure, de lisser le niveau des joueurs.
Avant même que le jeu ne soit sorti de sa boîte, on sait bien que tous les joueurs n’ont pas les mêmes chances de gagner. Que ce soit en raison de son expérience, de son intelligence ou de son accointance particulière avec tel jeu ou telle mécanique, certains joueurs se lancent dans la course à la victoire avec une longueur d’avance. Permettre aux joueurs d’agir sur le jeu de l’autre peut permettre d’ajuster la tare de la balance. Si les échecs se jouaient à plus de deux, les joueurs seraient bien plus attentifs aux déplacements d’un Korsakov et se ligueraient contre lui aux premiers signes de menace.
Si vous me permettez un petit aparté, il est intéressant de constater qu’il existe dans certains jeux classiques d’origine asiatique comme le go ou le shogi, un système de handicap qui permet, selon Wikipédia, de “rééquilibrer les chances de victoire entre les joueurs sans trop dénaturer le jeu”. Ce genre de système n’a pas été repris dans les jeux modernes. On trouve souvent des règles pour débutants (comme les corporations de base dans Terraforming Mars) mais elles s’appliquent généralement à tous les joueurs et ont pour vocation de faciliter l’apprentissage du jeu. Si Root indique, par exemple, le niveau de difficulté propre à chaque faction, il pourrait être intéressant de prévoir dans ce genre de jeu des factions à la fois faciles à jouer et volontairement avantagées pour favoriser l’intégration de néophytes à des tables de vétérans.
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La limite du principe
Ce beau principe a néanmoins le défaut de ses qualités car mettre ainsi en avant les compétences sociales rend le jeu très dépendant des joueurs avec lesquels vous jouez. C’est une bonne chose de proposer une offre ludique différente des jeux purement stratégiques qui avantagent uniquement les esprits analytiques. Par contre, une partie peut rapidement être gâchée si les joueurs ne jouent pas leur rôle de régulateur correctement.
Beaucoup de joueurs ont été dégoûtés du Loup Garou de Thiercelieux après avoir été sortis dès la première journée sous prétexte qu’ils connaissaient mieux le jeu ou qu’ils étaient notoirement doués pour le mensonge.
Il y a le problème des revanchards qui, mettant de côté leurs chances de victoire, vont passer leur partie à s’acharner sur un joueur qui a eu l’outrecuidance de prendre leur couleur fétiche ou de gagner la partie précédente. Les couples qui vont s’entraider en cours de partie sans intérêt stratégique évident. Les joueurs trop influençables, qui se laissent mener par le bout du nez ou, au contraire, des adversaires trop suspicieux, refusant obstinément toute alliance même temporaire. Je me souviens notamment d’une partie de Starcraft (le jeu de plateau) rendue bancale par un joueur excessivement prudent. Refusant de se lancer dans une bataille sans être parfaitement sûr de gagner, il offrit la victoire à son voisin direct qui put s’étendre sans entraves.
Les joueurs étant au centre du jeu, leur personnalité devient forcément prépondérante dans le déroulement de la partie. Cela favorise également l’apparition du kingmaking, cette situation dans laquelle un joueur à la traîne peut décider par ses actions de la victoire d’un de ses adversaires. Enfin, les fâcheries de fin de partie sont bien plus fréquentes dans ce genre de jeu que sur des eurogames aux intéractions beaucoup plus policées.
Toute cette ribambelle de comportements très humains (et la liste n’est pas exhaustive) est propice à créer des situations marquantes… dans le bon comme dans le mauvais sens.
Des limites au principe existaient depuis le début. Dans le Dune de 1979 les alliances ne peuvent être formées et dissoutes qu’à des moments précis et la teneur des échanges entre joueurs est précisée. Par contre, elles sont devenues de plus en plus encadrées avec le temps. Le principe Olotka a des qualités ludiques indéniables. Il permet des mécaniques originales et favorise la tchatche autour de la table. Pour autant, il se révèle surtout sur des jeux “exclusifs”, auxquels on joue longtemps, régulièrement, et avec les mêmes joueurs. L’inverse du mode de consommation actuel des joueurs de jeux de plateau.
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Le joueur au cœur du jeu
Si on voulait schématiser, on pourrait dire que les jeux de stratégie à salade de points et à interaction limitée s’apparentent à des casse-têtes. Ils demandent aux joueurs de comprendre leur logique et d’optimiser leurs actions en vue d’engranger un maximum de points. Les autres joueurs ne sont pas vraiment des antagonistes, ils servent de comparatifs nous permettant d’évaluer notre partie.
De leur côté, les jeux qui suivent le principe d’Olotka sont plutôt des rings de catch. Ils fournissent un cadre lâche et laissent les joueurs se taper joyeusement sur la tronche un peu comme ils l’entendent. Une démarche qui rappelle furieusement des jeux comme Skull ou The Mind. Nous ne sommes plus dans une histoire d’équilibrage mais on peut remarquer une certaine parenté. Skull ou The Mind laisse énormément de place aux joueurs. Si tout jeu n’est qu’une proposition dont l’aboutissement est la partie, c’est encore plus vrai pour ces jeux-là, à tel point que certains se sont sentis lésés. On a pu lire qu’ils n’étaient pas vraiment des jeux, probablement parce que la difficulté à surmonter ne provient pas directement du jeu mais des joueurs eux-mêmes.
Le principe d’Olotka a ce grand mérite de replacer le joueur au cœur de l’expérience ludique. Il a aussi un gros défaut. Il replace le joueur au cœur de l’expérience ludique. Je ne sais pas si vous en avez côtoyé récemment mais les membres de l’espèce humaine sont des êtres chaotiques, soumis à leurs émotions et pas toujours d’une grande finesse. Et c’est sur eux que je devrais miser pour passer un bon moment ?
Le principe d’Olotka, consiste à assumer le fait que les joueurs ne se lancent pas dans la course à la victoire à partir de la même ligne de départ. Pour contrebalancer cette injustice, on décide alors d’armer tout le monde avec autorisation de se tirer dans les pattes. Cela marche tant que les joueurs “jouent le jeu” et tirent bien sur celui qui a de l’avance mais, n’en déplaise à Olotka (et à Hannibal de l’Agence tous Risques), ce plan se déroule rarement sans accrocs. Nature humaine oblige.
*”L’équilibre, c’est ennuyeux. La vie est injuste !”