Site icon Le Labo des Jeux

Les dangers de la traduction automatique dans le jeu de société – Le cas Inventions: Evolution of Ideas

Un article de Antoine Prono – Transludis

La traduction avant l’IA

Les progrès de l’IA en termes d’illustration, de rédaction et de traduction, sont fascinants. Une nouvelle fois, comme à l’arrivée de Google Translation, on promet aux traducteurs qu’ils seront bientôt remplacés par la machine, qui saurait mieux faire qu’eux, plus rapidement, sans avoir besoin de se reposer, et surtout, sans demander de salaire. 

Jusqu’alors le milieu du jeu de société était plutôt épargné, pour trois raisons : la première, c’est qu’il y a encore une dizaine d’années, il n’y avait que très peu de traductions professionnelles. La deuxième est que l’IA n’était pas aussi accessible : Google Translate était universellement reconnu comme très insuffisant. La troisième est que le business n’était pas aussi développé et que certains métiers – comme le mien – n’existaient tout simplement pas dans cette spécialisation.

L’eldorado de la post-édition

Mais voilà qu’arrive une solution hybride présentée comme miraculeuse et rendue possible par les progrès de l’IA : la post-édition. Cette pratique qui a déjà causé énormément de tort dans le jeu vidéo (et que je vois arriver dans le jeu de société avec inquiétude) consiste à faire pré-traduire un texte par une machine, puis de faire passer un humain derrière pour corriger les fautes de la machine. À écouter les agences de traduction, c’est un gain de temps considérable : on traite davantage de texte, l’IA se débrouillerait pas si mal, et puis il y a quand même un « traducteur » pour assurer le coup derrière (en fait, c’est là qu’est l’astuce, on peut le payer deux fois moins cher puisqu’il ne fait « que » relire). 

En réalité la post-édition pose beaucoup de problèmes : l’IA ne sait pas reconnaître les références culturelles, les sarcasmes, l’humour, les niveaux de langue, la tonalité, le sous-texte, les non-dits, les expressions idiomatiques… et se plante encore souvent. De manière générale, elle fait le café, comme on dit, mais ne remplace pas un professionnel. Elle fournit un texte médiocre mais exploitable, très inférieur à ce que peut faire un traducteur à qui on donne le temps de bien travailler. Or, le relecteur qui passe derrière est plutôt mal payé et plutôt que de prendre le temps de bien corriger (ce qui en réalité impliquerait de repartir de zéro), il pare souvent au plus pressé pour abattre le plus de texte possible. Il ne relève donc pas autant de fautes qu’il le devrait et reformule le moins possible, ce qui a un effet pervers : cela pousse les agences ou donneurs d’ordres à croire que finalement l’IA travaille bien – puisque le relecteur n’a quasiment rien touché ! 

Il faut savoir que les agences ont poussé l’utilisation de la post-édition dans un seul objectif : augmenter leurs propres marges. En fait, ce sont les seules à profiter de cette méthode (tous les autres acteurs sont perdants sur le long terme) : elles peuvent prendre de plus gros volumes tout en payant leurs traducteurs moins cher et capturer le marché avec des prix trop bas pour qu’un humain puisse s’aligner dessus. Au final, le prix des produits traduits, lui, ne baisse pas (l’IA n’a jamais fait baisser le prix final d’un livre, ni d’un jeu, ni de quoi que ce soit qu’elle ait touché). L’utilisateur final est lésé parce qu’il achète au même prix une traduction médiocre ; le client qui a fait traduire son produit est lésé parce que son produit est devenu médiocre dans la langue-cible ; et les traducteurs sont lésés parce qu’ils n’ont plus de boulot.

L’utilisation de l’IA dans ce contexte n’est donc pas un progrès : simplement elle permet de produire plus de contenu en un temps donné et augmente donc les volumes (mais au prix de la qualité de la traduction).

L’application concrète au jeu de société

Dans le jeu de société, il n’y a pas d’agences (ou très peu) et le donneur d’ordres est plus souvent l’éditeur ou le localisateur. Or, je constate avec stupeur que certains commencent à céder aux sirènes de la post-édition pour aller plus vite (et sans doute payer moins cher, même si je n’ai pas ces détails), au mépris de la qualité de rédaction du jeu. 

Le dernier Lacerda, Inventions: Evolutions of Ideas, a été traduit de cette façon (et ce n’est certainement pas le premier). En m’amusant à mouliner la VO dans DeepL, j’obtiens la même chose que ce qui est imprimé en VF, à quelques mots près. Notez l’aspect maladroit des phrases et le calque de la syntaxe d’origine, là où on attendait une reformulation.

Je n’ai pas pris le temps de m’attarder sur les Lacerda précédents, mais en remontant les archives des jeux traduits par la personne qui a signé la traduction de celui-ci, je suis tombé sur Lands of Galzyr qui affiche le même genre de phrases, mais en pire. Je constate donc que la méthode de travail a été utilisée plusieurs fois, et ce malgré le fiasco qu’a été Lands of Galzyr à sa sortie. Ce qui aurait pu être un formidable jeu d’aventure narratif en VF est devenu une blague récurrente et un synonyme de médiocrité. 

Oui, mais on comprend quand même, non ?

Alors certes, on pourrait croire que contrairement à Lands of Galzyr, le jeu Inventions : Evolutions of Ideas est « correct ». 

C’est d’ailleurs l’écho que j’en ai eu quand j’ai demandé à l’équipe en charge de la localisation française, s’ils étaient au courant de la méthode de travail de leur « traducteur » (qui à ce stade est plutôt un opérateur car aucun diplôme n’est nécessaire pour faire passer un texte dans un logiciel de traduction automatique) : eux ne voyaient pas le problème et estiment n’avoir rien à se reprocher ; apparemment, seuls quelques empêcheurs de tourner en rond auraient détecté des erreurs et commencé à pinailler, la grande majorité (silencieuse) des gens étant satisfaits de cette « traduction ».

Je ne sais pas ce qu’il en est réellement. Mon exigence de travail fait que je ne me satisfais pas d’un « ça vaaaa, on comprend ». Une traduction, surtout dans le jeu de société, se doit d’être irréprochable, sans zones d’ombres, voire supérieure à la langue d’origine si cela est nécessaire. 

J’invite donc tous les auteurs, joueurs, éditeurs et acteurs du milieu à refuser cette méthode de travail qui, si elle semble faire gagner du temps au départ, fait reculer la qualité globale de rédaction sur le long terme. Une chose est sûre : les traducteurs seuls ne suffiront pas à convaincre les quelques éditeurs qui s’essaient à ce genre de pratique d’y renoncer si les ventes donnent raison à ces mêmes éditeurs. Les joueurs, en revanche, sont en mesure d’exiger une traduction professionnelle et de manifester leur mécontentement si ce n’est pas le cas. 

Conclusion

Je ne m’exprime pas uniquement en tant que traducteur. En tant que jeune auteur, je serais furieux de constater qu’un jeu sur lequel j’ai travaillé des heures soit saboté par une traduction automatique sous prétexte d’économiser quelques deniers. En tant que joueur, enfin, j’estime que l’argent que je dépense dans un jeu vaut un travail et un investissement à hauteur de la dépense fournie, et pas quelque chose que je pourrai faire moi-même en moulinant le texte dans un logiciel de traduction automatique. 

Je termine malgré tout sur une note positive : à ce jour, dans le jeu de société, ce genre de pratique reste l’exception. Je milite pour que cela reste ainsi et espère que ce billet aura convaincu ceux qui se posent encore des questions à ce sujet.

Merci de votre attention.

Antoine Prono – Transludis.

Quitter la version mobile