L’avis à Froid : Mare Nostrum
Ça y est, j’ai laissé partir Mare Nostrum et avec lui tout un pan de ma vie de joueur se tourne. Car pour moi Mare Nostrum, avant d’être un jeu, fut d’abord un fantasme.
J’avais 19 ans lors de la sortie de sa première édition, celle de Descartes Editeur. Rôliste à la base, j’avais encore peu d’expérience dans le jeu de société moderne. La promesse du jeu ainsi que les visuels magnifiques de Franck Dion éveillaient en moi des rêves emplis de trirèmes grecques voguant sur les eaux méditerranéennes chargées de parfums d’Anatolie et de papyrus égyptiens ; de troupes carthaginoises traversant les Alpes pressées d’en découdre ; de fourbes sénateurs fomentant quelques trahisons dans leurs riches villas romaines…
Pourtant, faute de joueurs et de moyens, je l’avais laissé passer à l’époque, ne gardant de lui qu’un vague désir inassouvi. Ce n’est que bien plus tard, en 2010 ou 2011, que j’étais tombé sur une version presque neuve dans une brocante à Tours. La boite avait été ouverte mais les cartes jamais déballées. Autant vous dire que je n’avais pas négocié longtemps…
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Magnum opus
Mare Nostrum (MN), c’est le grand œuvre de celui qui n’était pas encore un grand nom du jeu de société français, Serge Laget. On lui devait déjà Le Gang des Tractions-Avant en 1984 (mon année de naissance). Il fallut attendre neuf ans, soit 1995, pour le voir sortir un autre jeu, Meurtre à l’Abbaye avec Bruno Faidutti. Un cluedo-like plutôt réussi d’après les retours de l’époque.
Si Mare Nostrum, sorti en 2003, est probablement son jeu le plus marquant, il ne s’arrêta pas là et créa avec un autre Bruno (le fameux Cathala) quelques pépites comme Les Chevaliers de la Table Ronde (un des premiers jeux coopératifs), l’excellent Du Balai ! ou encore Mundus Novus, dont on reparlera.
Plus récemment, il est l’auteur solitaire du notable Nidavellir qui a depuis rejoint ma ludothèque.
J’en oublie bien sûr mais on n’est pas là non plus pour faire sa ludographie. Si vous voulez en savoir plus, Board Game Geek est là pour ça. Revenons-en plutôt à nos légions.
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Notre mer
Les anciennes civilisations méditerranéennes ont depuis longtemps été une source d’inspiration pour les auteurs de jeux de société. De l’antique Rome & Carthage (1954) à Concordia (2013) en passant par le premier Civilization de 1980 ou le mythique Res Publica Romana (1990), c’est un thème fertile et très populaire.
Il n’est donc pas étonnant que monsieur Laget ait choisi cette thématique pour créer son propre jeu de civilisation, s’imposant néanmoins une contrainte qui dénotait avec les jeux de l’époque ayant la même ambition. Tout rentrer dans moins de 4 pages de règles. Si la promesse d’un jeu de civilisation fut remplie (et de fort belle manière !) la règle réduite… Disons que les 4 pages de faq qui suivait le livret proprement dit étaient indispensables pour vraiment comprendre toutes les subtilités du jeu. D’ailleurs, la version de 2011, plus claire, plus moderne et aussi plus aérée, comptait 12 pages. On ne lui tiendra pas rigueur de cet échec tout relatif.
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Si vis pacem para bellum
Aujourd’hui, on rapprocherait Mare Nostrum du genre du “4X” comme Sid Meier’s Civilization ou Eclipse. 4X est un terme inventé par le journaliste jeu vidéo Alan Emrich (les journalistes, c’est important) qui regroupe les jeux dans lesquels on trouve quatre éléments : De l’eXploration, de l’eXpansion, de l’eXploitation et… argh il m’en manque toujours un…
de l’eXtermination, voilà !
MN serait plutôt un 3X puisqu’il n’y a pas d’exploration mais tout le reste est là.
Dans MN, nous incarnons une des cinq grandes civilisations qui ont marqué l’Histoire méditerranéenne (Rome, Carthage, la Grèce, l’Egypte et Babylone) et nous allons tenter de gagner de diverses manières (victoire militaire, commerciale ou politique au choix).
Un tour se divise en trois grandes phases : Commerciale, Politique (construction) et Militaire. Chaque phase possède un leader, déterminé en fonction de ses possessions. C’est le leader qui décide de l’ordre dans lequel les joueurs vont jouer cette phase. Ce qui va se révéler d’une importance primordiale.
Dans la première phase, les joueurs vont s’échanger des ressources selon une mécanique à la fois simple et diabolique. Le leader détermine combien de ressources vont être échangées et chacun va les placer simultanément devant lui. Ce même leader commence par prendre une ressource disponible chez un joueur, lui donnant ainsi l’initiative de choisir à son tour et ainsi de suite jusqu’à épuisement des biens échangeables.
Dans la deuxième phase, les joueurs vont utiliser ces ressources pour construire villes, temples, caravanes, marchés, forteresses, trirèmes et merveilles ou recruter légions et héros. Pour les payer, il faudra débourser des denrées (toutes différentes) produites par les caravanes et les marchés ou de l’impôt (et uniquement de l’impôt) issus des villes et des temples. Une fois cette phase terminée, les denrées non utilisées sont perdues et on ne pourra garder que deux impôts.
Enfin, dans la troisième phase, les joueurs vont déplacer trirèmes et légions et possiblement se faire la guerre (toujours dans l’ordre déterminé par le leader de la phase). Les combats se résolvent aux dés. Si un joueur entre dans un territoire ennemi, il a le choix : piller, occuper ou, carrément, conquérir.
Les règles de MN sont relativement simples pour un jeu du genre. Pourtant, elles ne manquent ni de nuances, ni de richesses. Les possibilités d’actions et de victoires sont assez nombreuses pour réclamer aux joueurs réflexion et vigilance de tous les instants.
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Memento Mori
Vous êtes-vous déjà retrouvé face à une mécanique pas forcément complexe mais qui vous laisse intellectuellement sur le bas-côté de la route ? C’est mon cas avec le système d’échange de Mare Nostrum. Lorsque c’est à moi de décider du nombre de ressources à échanger, de choisir lesdites ressources ou de les prendre chez les autres, je ne sais pas ce qui se passe mais les fils là-haut ne se touchent pas. Et les nouvelles contraintes de la version de 2011 (conçues pour éviter les dérives de quelques petits malins qui, contrairement à moi, ont bien compris ses possibilités tactiques) n’aident vraiment pas.
Pourtant, j’ai bien conscience du potentiel de cette mécanique ! Serge Laget en fut même si fier qu’il créa avec Bruno Cathala un jeu entièrement à sa gloire, Mundus Novus (2011). Un jeu que j’ai pris bien soin d’éviter.
Cette douloureuse expérience personnelle illustre une particularité de MN, commune à ce genre de jeu. Une courbe de progression atroce. Si vous commencez à jouer avec des vieux briscards attendez-vous à passer un sale quart d’heure. Durant la partie, ils hocheront régulièrement la tête d’un air entendu, viendront visiter votre capitale (pas en touriste malheureusement) et la partie prendra fin sans que vous l’ayez vu venir.
C’est un jeu qui nécessite qu’on s’y implique. Qu’on y apprenne à la dure les choses à faire et à ne pas faire.
Si on veut atteindre un bon niveau et vraiment s’éclater sur ce jeu, il faudra s’y investir presque exclusivement, comme dans le cas d’un jeu de figurines ou de cartes à collectionner. L’idéal étant d’avoir sous la main un groupe de joueurs passionnés prêt à le sortir régulièrement, histoire de se faire la main puis de ne pas la perdre.
Dans le cas contraire, on peut toujours s’amuser mais on aura l’impression de passer à côté d’une grosse partie du sel du jeu. Entre débutants, ce n’est pas le joueur le plus compétent qui gagne mais celui qui a réussi à se faire oublier. On risque également de finir frustré par des retournements de situation que seul notre manque d’expérience nous a empêché d’anticiper. Autrement dit, sans y jouer assidûment avec les mêmes personnes, difficile d’apprécier l’expérience à sa juste valeur.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de manquer de respect à l’ancêtre. Je ne suis pas en train de dire que Mare Nostrum est un mauvais jeu. C’est tout le contraire. Mare Nostrum est un monument. Une merveille aux règles bien huilées, épurées et parfaitement imbriquées les unes aux autres. Simplement, entre ses mécaniques que j’ai du mal à m’approprier et ses côtés diplomatie, traîtrise et affrontement direct qui me font fantasmer de loin mais qui s’adaptent en vérité très mal à ma personnalité, rien ne marche.
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Bis repetita
C’est une leçon que j’ai mis un temps fou à apprendre. Je me trouvais des excuses pour expliquer pourquoi je ne l’appréciais pas à sa juste valeur. J’ai même poussé l’aveuglement jusqu’à acheter sa seconde édition, celle de 2016, éditée par Asyncron games.
Une édition bien sympa d’ailleurs. D’un point de vue esthétique, on a perdu les magnifiques illustrations de Franck Dion pour un style plus sobre mais plus fonctionnel. Asyncron est un éditeur habitué aux gros jeux d’affrontement historique et ça se voit. L’iconographie est plus claire et le plateau plus lisible. Tout n’est pas parfait mais on a clairement gagné en ergonomie.
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Niveau règles, Laget a remis son ouvrage sur l’établi, enrichi de dizaines de championnats, de centaines de parties et de milliers de retours d’amateurs conquis mais critiques. Le jeu se retrouve équipé de garde-fous plutôt discrets qui comblent les failles de gameplay découvertes par certains petits malins, mais aussi d’un élégant rééquilibrage et d’une nouvelle condition de victoire (via le monopole des leaders). Une bonne grosse mise à jour comme on dirait dans le jeu vidéo. Un peu comme si un cuisinier devenu trois étoiles revenait se pencher avec amour sur la recette qui l’avait fait connaître à ses débuts.
Surfant sur la popularité de ce jeu mythique, Mare Nostrum : Empires (le sous-titre de cette nouvelle version) a fait l’objet d’un financement participatif via la plateforme Kickstarter, à une époque où ce n’était pas encore aussi courant. Le matériel s’en ressent. La différence entre la sortie boutique et le “All-in” KS est, de ce point de vue, assez éloquente : des figurines pour les bâtiments, des jetons de poker pour les ressources et un playmat géant pour remplacer le plateau. Du grand luxe.
Je ne suis généralement pas fan de la sur-édition mais ça correspond bien à ce type de jeu. Pour ceux qui vont y retourner régulièrement pendant des années, vouloir du matériel plus agréable et plus résistant, ça peut se comprendre.
Je suis heureux de ne pas avoir poussé ma fièvre acheteuse jusque-là et de m’être contenté de la version boutique. Aujourd’hui, j’ai enfin compris quel genre de joueur j’étais. Si je suis tout à fait capable de comprendre tout ce qu’on trouve à Mare Nostrum et le fait qu’il réponde parfaitement à toutes ses promesses en termes d’expérience ludique, c’est juste que ça ne correspond pas à mes attentes. C’est pas ma came quoi. Maintenant, je ne me laisserai plus berner par le chant des sirènes d’un gameplay qui n’est pas pour moi… Tiens c’est quoi ça ? Root ? C’est quoi ? Un jeu d’affrontement exigeant qui promet de pousser l’asymétrie des factions à son paroxysme ?! J’achète !
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