J’ai toujours été fan des comparaisons osées. Certes, des fois ça me pousse à révéler des secrets honteux, comme cette recette du cassoulet/huitres, que je ne détaillerai pas ici parce que je ne pense pas que le monde soit prêt. Mais avouez que, la plupart du temps, on comprend tout de suite de quoi on parle, et puis de toute façon vous n’avez pas le choix, c’est moi qui écris et vous qui lisez. Où en étais-je ? Ah oui, Spirit Island, et plus précisément la dernière extension sortie par Intrafin, Terre Fracturée. Croyez-moi ou non, mais découvrir Terre Fracturée après quelques parties du jeu de base, c’est comme s’apercevoir, après sué sang et eau pour grimper une petite corniche, qu’il y a tout un Mont Everest derrière. C’est terrifiant et exaltant à la fois. On a hâte de découvrir ce qui nous attend, toutes les nouveautés, comment on va aborder ces nouvelles difficultés. Et surtout, on a hâte de découvrir à quel point on va souffrir.
Pour rappel, retrouvez en cliquant sur l’image les critiques du jeu de base et de la 1ère extension :
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Rengagez-vous qu’ils disaient !
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Je ne vous ferai pas l’affront de rappeler en quoi consiste Spirit Island, nous sommes ici entre gens de bon goût. Je rappellerai juste que si le jeu de base offre déjà un puzzle d’un fort beau gabarit, avec ses notions de pouvoirs lents, pouvoirs rapides, ses éléments qui permettent de déclencher d’autres pouvoirs si on les combine correctement, ses adversaires et ses scénarios qui introduisent de nombreux twists dans le déroulé de la partie, voire carrément de nouvelles conditions de victoire ou de défaite, l’extension quasi obligatoire De Griffes et de Crocs vient compléter à merveille la proposition en introduisant les événements qui rajoutent un peu d’aléatoire, juste ce qu’il faut pour ruiner nos si jolis plans. Et quand on aboutit à un chef d’œuvre de gameplay, pourquoi vouloir absolument ruiner l’expérience en l’alourdissant ?
Sauf que l’idée de R. Eric Reuss est tout autre. Il ne s’agit pas ici de rajouter des couches de règles, des plateaux supplémentaires (même s’il y en a, avec des regroupements de régions qui génèrent des problématiques encore nouvelles) ou autre, mais plutôt de voir jusqu’où on peut tordre le principe même du jeu, jusqu’où on peut creuser dans le bac à sable qu’est Spirit Island avant de taper dans le béton. Et à en juger par le contenu extrêmement généreux de la boite, la mécanique de jeu est solide comme rarement, tant il est possible de la malmener sans la briser et perdre de vue ce qui rend ce jeu si incroyable. Ainsi, toute une ribambelle d’esprits plus étranges les uns que les autres viennent enrichir la collection déjà conséquente, des pouvoirs hyper différenciés et de nouveaux ennemis font leur apparition, et l’auteur se permet le luxe d’introduire les aspects, qui altèrent plus ou moins en profondeur les esprits présents dans la boite de base. Il s’agira des fois de corriger une faiblesse, ou de le rendre peut-être plus intéressant, mais le plus souvent le joueur devra repenser sa manière de jouer.
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Same same, but different
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Ainsi, lors de ma dernière partie, j’avais choisi d’expérimenter un nouvel aspect de l’esprit Jaillissement de la Rivière Etincelante, un esprit de la boite de base que je joue rarement, tout simplement parce que ses particularités ne me parlent pas plus que ça. Sa règle spéciale le fait considérer les régions marécages comme des sanctuaires, c’est intéressant parce qu’on peut se permettre d’éparpiller nos présences sans se fermer de porte en matière de pouvoirs. Mais c’est passif, et j’avoue préférer les esprits qui demandent de jongler avec plusieurs paramètres, qu’ils soient complexes ou non d’ailleurs. L’aspect « voyage » de cet esprit vient tout bouleverser, et ce juste en modifiant quelques lignes : ce ne sont plus les marécages qui sont automatiquement considérés comme des sanctuaires, mais les régions dans lesquelles il y a quatre Dahans ou plus, il revient alors au joueur de déplacer ses Dahans au début de chaque phase de croissance pour tirer parti de cette capacité. Tout d’un coup la complexité augmente, un troisième étage se rajoute au puzzle pouvoirs lents/pouvoirs rapides et le joueur devient beaucoup plus actif dans la gestion de l’esprit. Brillant.
C’est brillant, mais on reste sur du classique : certes les aspects permettent de renouveler l’approche des esprits existants, mais les mécaniques en jeu restent celles de la boite de base. Les nouveaux esprits, eux, changent carrément la donne. Je ne vais pas tous les lister, parce qu’ils sont tous plus étranges les uns que les autres et qu’ils mériteraient tous un article à part entière. Je vais juste en évoquer deux. Le premier vous amène à incarner l’esprit d’un volcan, et c’est l’un de mes préférés tant il est thématique. D’ailleurs il s’appelle Volcan Dominant l’Île, ça annonce la couleur. Un volcan, ça ne bouge pas, alors vos présences seront cantonnées aux régions montagneuses, et elles vont s’empiler forcément. Un volcan, ça fait monter la pression jusqu’à l’explosion, et vous aurez ainsi l’opportunité, au bout de quelques manches, de sacrifier vos présences pour infliger des dégâts monstrueux à tout le voisinage. Comme un volcan, voilà. On a donc un esprit résolument déséquilibré, qui abandonnera complètement certaines régions, mais qui possède une énorme de frappe si on survit jusque-là.
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Maitre Reuss sur un arbre complètement perché
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C’est le genre d’audace de gameplay qui me réjouit grandement, et Lueur Etoilée Cherchant sa Forme pousse le bouchon encore plus loin. Genre, dans l’espace. En lisant sa fiche, on réalise encore une fois à quel point ce jeu est hyper modulable, et rejouable à l’infini. La plupart des esprits demandent de choisir entre plusieurs options de croissance prédéfinies, comme gagner un pouvoir, poser une présence, récupérer les pouvoirs de sa défausse, et ainsi de suite. Lueur Etoilée invite lui le joueur à définir tout au long de la partie quelles seront les options de croissance qui lui seront offertes, quels pouvoirs innés il va régulièrement jouer, et évidemment il faudra faire des choix et écarter d’autres possibilités qui avaient l’air tout aussi réjouissantes. C’est l’esprit adaptable par excellence, et pour quelqu’un qui connait bien le jeu, il permet a priori de gérer n’importe quel adversaire, n’importe quel partenaire, n’importe quelle configuration. Sans parler de la rejouabilité, énorme, puisque lors d’une prochaine partie, on pourra tout à fait choisir d’emprunter un autre chemin de progression, parmi 16 possibles.
N’allez pas non plus penser que les esprits que j’ai passé sous silence sont moins intéressants, au contraire, il y en a pour tous les goûts, y compris les plus bizarres. Gestion de la temporalité, pouvoirs aléatoires, dégâts qui ne disparaissent pas d’une manche à l’autre, focus sur les éléments, chaque esprit de Terre Fracturée propose un challenge original et intéressant. Evidemment, l’extension vient également avec son lot de scénarios et surtout d’adversaires, qui proposent des puzzles différents, qui vont mettre l’accent sur la gestion des constructions, ou bien renforcer la défense des villages, et ainsi de suite. Cela oblige la plupart du temps à sortir de son schéma classique de gestion des envahisseurs, et l’échelle de difficulté très fine permet de se concocter un défi aux petits oignons. D’ailleurs, une fois qu’on y a goûté, aux adversaires, pas aux oignons, suivez un peu, il est difficile de retourner à une configuration sans, qui parait en comparaison un peu trop directe et même simple.
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Venez, n’ayez pas peur…
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Simple, Spirit Island ? D’accord, le mot est fort, et sans doute faux. Mais j’ai choisi en rédigeant cet article, de m’adresser à une toute petite niche, celle des joueurs qui ont osé franchir le pas et ouvrir la boite de Spirit Island, et qui ont aimé ça, et qui ont eu envie d’approfondir le concept et de se mesurer à plus dur, plus complexe, plus bizarre. A ces gens-là, je leur dis sans détour, foncez, c’est de la boulette. Et pour tous les autres ? Croyez-moi, j’aimerais écrire que n’importe qui peut jouer à Spirit Island, parce que le jeu n’est pas si compliqué à expliquer, et que les actions entreprises par les joueurs ont des conséquences souvent immédiates. Mais je sais que certains resteront complètement réfractaires. Et pour ceux qui n’ont pas encore essayé, je ne peux que leur conseiller de se mesurer à la boite de base, et s’ils ne sont pas parti en courant, de découvrir la richesse de Terre Fracturée. On atteint là l’un des summums de l’expérience solo ou coopérative en jeu de société.
Quand Spirit Island a débarqué sur Kickstarter en 2015, les Stretch Goals débloqués ajoutaient beaucoup de contenu, mais également du gameplay. Cependant, dans sa version boutique, que ce soit en VO chez Greater Than Games ou en VF chez Intrafin, Spirit Island n’incluait que les 8 esprits de base, 8 scénarios et 3 adversaires. Le reste a fait l’objet d’une première extension, De Branches et De Griffes, commercialisée en 2019 par Intrafin. Et c’est très bien comme ça.
Spirit Island propose en effet un défi particulièrement relevé pour ceux qui découvrent le jeu. Gagner pour la première fois peut prendre un certain temps, et la rejouabilité introduite par les différents esprits, les mises en place imposée par les scénarios, ou encore les adversaires et leur niveau de difficulté, est largement suffisante pour les 50 parties qui suivent. Il faut prendre le temps de déguster.
Cela dit, Spirit Island est calculatoire et exigeant, mais pas insurmontable, et une fois assimilées certaines ouvertures et stratégies, la victoire revient régulièrement dans les premiers niveaux de difficulté. On perd alors en tension, et donc en intérêt de jeu. Les adversaires corsent évidemment l’affaire, mais le gameplay n’en est pas enrichi pour autant : il s’agit souvent de faire la même chose, il y a juste plus d’envahisseurs à gérer. Les scénarios apportent par contre un petit vent de fraîcheur en modifiant les conditions de victoire et certaines règles du jeu.
Entre alors en scène De Branches et De Griffes. Toujours conçue par Eric Reuss, toujours prévue pour 1 à 4 joueurs, cette extension permet de reconstituer le jeu tel qu’il avait été proposé lors de la campagne Kickstarter. Classiquement, l’extension augmente le nombre de mises en place potentielles avec 1 nouvel adversaire (la France) et ajoute également 4 nouveaux scénarios. Mais surtout, elle introduit deux nouveaux concepts indissociables : les Evénements et 4 types de jetons différents, qui renouvellent énormément le jeu sans trop le complexifier.
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La petite maison dans les ronces carnivores
Les cartes Evénements se déclenchent, à raison d’une par manche, juste avant la phase des Envahisseurs. Elles sont révélées au dernier moment et, la plupart du temps, les aléas qu’elles amènent arrachent aux joueurs de grands hurlements de frustration. Le principe est simple : un événement négatif qu’il est possible de contrebalancer au prix d’un grand sacrifice, puis deux événements positifs qui sollicitent les Dahans (les autochtones de l’île) et ces nouveaux jetons. Encore une fois, il s’agira d’une gestion des priorités : accepter la punition (perdre des présences, augmenter la puissance des envahisseurs, etc.) ou payer le prix (en énergie, en cartes Pouvoir à défausser ou oublier) si on le peut.
Quant aux jetons (Ronces, Maladie, Discorde et Bêtes), ils sont exploités via les cartes Evénements donc, et par de nombreux nouveaux pouvoirs, ainsi que par 4 nouveaux Esprits. L’approche proposée pour ces nouveaux Esprits montre à quel point l’auteur a compris son jeu et a su approfondir les concepts qui en font toute son originalité. Tout en restant dans la même lignée que leurs prédécesseurs – des puissances de la nature qui se réveillent pour hacher menu de l’Envahisseur – ils viennent chacun avec leur twist, que ce soit au niveau de la capacité passive, des pouvoirs innés ou des pistes de croissance.
Sans parler d’asymétrie, ces Esprits obligent les joueurs à réfléchir différemment, en termes de stratégie de croissance, de sélection de nouveaux pouvoirs ou de positionnement sur le plateau. Ils incitent également à se coordonner d’avantage, car ils auront des faiblesses rédhibitoires, ou nécessiteront une aide extérieure pour pouvoir grandir. Plus novateurs dans leur approche, plus bancals, moins sages, ils sont vraiment le point fort de cette extension, et il est très appréciable que la version proposée par Intrafin inclue les deux Esprits promos absents de la VO.
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Stupeur & Tremblements de terre
Je vous vois prêts à dégainer la carte bleue, et je m’en réjouis, parce que cette extension est formidable. Même les coquilles sont mineures, et un pack correctif est disponible auprès de l’éditeur (ou inclus d’office dans la 2nde extension Terre Fracturée). Mais il faut que je vous dise auparavant : De Branches et De Griffes peut également déplaire, sinon je vais m’en vouloir très longtemps. C’est faux, j’aime voir les gens souffrir. Notamment lorsqu’ils ont réfléchi à leur tour pendant de longues minutes, avec un enchainement très bien pensé de pouvoirs rapides, innés et lents. Puis, on révèle la prochaine carte Evénement et là une envie irrésistible de foutre la table en l’air saisit l’assemblée parce que la défense et les dégâts prévus ne vont servir à rien et surtout pas à empêcher les Envahisseurs de ravager l’île. Suivant le hasard des cartes, il peut donc arriver que régulièrement des plans particulièrement élaborés soient jetés à la poubelle dans la foulée et que des pouvoirs payés avec notre maigre pécule ne servent à rien. Je serai honnête, on a parfois des envies d’autodafé.
Si vous êtes cependant prêt à accepter l’injuste, et à composer avec, je vous invite fortement à faire l’acquisition de De Branches et De Griffes, tant il vient compléter Spirit Island et le sublimer. Le jeu en devient plus imprévisible, plus complexe, plus excitant tout simplement et il est alors difficile de revenir au gameplay de base. En tout cas, moi, je ne peux plus jouer sans.
Tout le monde a connu ça, les doigts gourds, la respiration difficile, l’impression qu’on devient aveugle et sourd, la sensation du cerveau qui coule par les oreilles. Je me rappelle très bien, c’était dans la nuit d’un mercredi 31 octobre avec 2 barbus à la mine patibulaire et trois heures après je m’étais écroulé sur mon lit, vaincu et en pleurs. Oui, la première fois avec Spirit Island est toujours douloureuse. Cela dit, c’est finalement très thématique : nous sommes ici pour passer l’envie à quiconque de venir foutre les pieds sur notre île, on est loin de la promenade de santé une fleur dans les cheveux et une chanson aux lèvres. Il va y avoir des larmes, il va y avoir du sang, et il va y avoir de la peur. Oh oui, il va y avoir de la PEUR.
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Un esprit vengeur dans un corps en viager
Mais avant d’effrayer le lecteur en parlant portée, éléments, ou encore pouvoirs rapides, lents, majeurs, mineurs et innés, prenons le temps de poser le décor. Spirit Island est tout d’abord un projet Kickstarter lancé en septembre 2015 par Greater Than Games et livré en juillet 2017. Illustré par un ensemble d’artistes, il s’agissait du premier jeu (ou presque) d’Eric R. Reuss et, pour un coup d’essai, ce fut un coup de maitre. Il y a de quoi s’enthousiasmer : coop qui évite le syndrome du joueur alpha, rejouabilité quasi infinie, règles simples mais qui broient le cerveau, propos novateur qui prend le contre-pied de tous ces jeux qui nous invitent à conquérir et à envahir, et soutenu par des mécaniques très thématiques. Il se permet même de rester fun et intéressant quel que soit le nombre de joueurs, même si la durée augmentera forcément en conséquence : plié en 45 minutes en solo, une partie à 4 peut durer jusqu’à trois heures suivant l’expérience des joueurs. Il est indiqué sur la boite que Spirit Island est jouable à partir de 13 ans, et ça me parait effectivement possible, mais à condition de connaitre très bien le jeu et de pouvoir guider Junior tout du long.
Assez logiquement une Version Française est sortie en 2018 par Intrafin, qui ne contenait que le jeu de base (8 esprits, 4 Scénario, 3 adversaires) mais avec plusieurs coquilles dans la traduction, certaines ayant un réel impact sur le jeu. Il faut dire que le puzzle offert par Spirit Island est particulièrement complexe, alors le texte des pouvoirs ou des esprits doit être sans faute si les joueurs veulent espérer s’en sortir. Pourtant, les règles sont paradoxalement assez simples : chaque joueur incarne un esprit endormi avec une présence minimale sur l’île, et qui se réveille suite à l’arrivée d’envahisseurs, bien décidé à nettoyer toute trace des importuns. Et de manière très thématique, une manche va se dérouler ainsi : une phase de croissance des esprits qui traduit leur montée en puissance et leur influence grandissante dans l’île, puis une alternance entre les pouvoirs rapides ou lents des joueurs, et la phase de développement des envahisseurs qui explorent, s’installent et ravagent comme tout bon colon qui se respecte.
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Ils croient que l’île leur appartient toute entière
Evidemment, cette description très sommaire est un piège grossier. Les joueurs vont tirer la langue lorsqu’il faudra sélectionner une option de croissance parmi trois ou quatre sur leur plateau d’Esprit, ils vont s’arracher les cheveux au moment de choisir et payer les cartes Pouvoirs parmi celles qui composent leur main, et ils seront devenus chauves quand il s’agira de réellement les jouer de la manière la plus efficace possible. La grande difficulté réside principalement dans le déséquilibre initial entre les petits moyens en notre possession et la présence toujours plus importante et solide des envahisseurs sur le plateau. Chaque joueur commence sur l’un des plateaux (un par joueur) qui composent l’ile, qui est donc modulaire et dont la taille est fonction du nombre de joueurs. Sa présence est faible, et il ne pourra initialement intervenir que dans deux ou trois régions (sachant que chaque plateau en compte 8). A l’inverse, les envahisseurs sont déjà bien installés à notre réveil, et vont s’implanter de plus en plus. A chaque manche ils exploreront de nouvelles régions, construiront dans des régions déjà occupées, et surtout ravageront. Ils feront des dégâts dans au moins 2 régions par plateau, et si les dégâts sont trop importants (car non défendus par exemple), la désolation s’étendra sur l’ile, avec une possibilité de réaction en chaine et le risque de rapidement transformer ce petit paradis de nature en caillou désolé. Les joueurs auront encore la possibilité de gagner, mais perdront quelque chose à chaque nouvelle manche (un pouvoir, de la présence sur l’île, etc.), ce qui compliquera forcément la situation. Et si la désolation atteint un nouveau seuil, la partie sera perdue et les envahisseurs auront gagné.
Il est donc facile de se laisser submerger : il se peut que l’île soit désolée au-delà de tout espoir, ou bien qu’un esprit ne soit plus présent sur l’ile, ou encore les envahisseurs soient toujours là au bout des 12 manches. A l’inverse, il n’est pas aisé de gagner, même s’il est possible (et conseillé) de rendre la condition de fin de partie moins contraignante grâce à la mécanique de peur. Au début, c’est simple, il s’agit d’éradiquer tous les envahisseurs, quelle que soit leur taille (Explorateur, Village, Cité). Mais au fur et à mesure que les envahisseurs sont détruits, de la peur est générée (logique), et plus cette peur s’accumule, plus ça déclenche des événements qui nous sont favorables, et plus l’ennemi devient enclin à quitter l’ile. Ainsi, au 3ème niveau de peur, il « suffira » de ne plus avoir de Cité dans l’île pour vaincre. Les approches sont donc variées, et souvent plus ou moins adaptées aux esprits qui présentent des points forts et des points faibles très marqués. L’un sera particulièrement défensif mais ne fera pas énormément de dégâts, l’autre sera extrêmement destructeur mais risquera de participer à la désolation de l’île, un dernier cherchera à générer le plus de peur possible. Tout est possible, et une grande partie de l’intérêt d’une partie réside dans la coopération entre ces différents profils.
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On va en faire un tapis de poussière
Mais pour arriver à ce plaisir de jeu, la courbe d’apprentissage est rude. Chaque carte pouvoir possède son coût, son texte d’effet, sa vitesse (lent, rapide), son point de départ, sa portée, et ses éléments. Lesdits éléments seront ré-utilisés pendant la manche pour potentiellement déclencher les pouvoirs innés de son esprit, qui sont gratuits, souvent utiles, mais qui nécessitent pour s’activer une liste bien précise d’éléments générés par les pouvoirs payés par le joueur. On a donc une explosion calculatoire : quelle option de croissance choisir ? Que faire progresser sur notre plateau, l’énergie gagnée à chaque manche ou le nombre de pouvoirs jouables ? Quels pouvoirs jouer, combien coutent-ils ? De quelle région s’occuper, quelle région sacrifier ? Quels pouvoirs innés tenter d’activer ? La liste de paramètres à prendre en compte est longue, et cela a l’avantage d’empêcher l’émergence d’un joueur alpha qui dictera quoi faire aux autres. Mais ça va également rebuter certains joueurs, paralyser d’autres, et souvent rendre épuisante la partie de découverte.
Il faut cependant persévérer si cela est possible, parce qu’une fois en haut de la courbe, c’est un plaisir coopératif incomparable avec une montée en puissance assez jouissive. On commence la partie en faisant un pauvre dégât par-ci et en repoussant un explorateur par-là, et on finit en enlevant carrément une partie de l’île. Et plus on monte en puissance, plus on peut faire mal, plus on peut générer de menace, bref plus on prend la mesure de l’adversaire, plus on s’approche de ce qui fait tout le sel du jeu, le moment où l’on maitrise suffisamment son pré carré pour aller proposer son aide ailleurs. Il ne s’agit plus alors d’un jeu solo à plusieurs, où chacun fait sa tambouille dans son coin, mais d’un pur moment coopératif lors duquel un joueur sollicite l’intervention d’un deuxième sur ce marécage pendant qu’il va enlever de la désolation dans une montagne qui menace d’exploser et de détruire la présence d’un troisième concentré lui sur l’obtention d’une nouvelle carte Peur. Réellement, je souhaite à tout le monde de vivre ce genre d’instant-bulle où le fameux état de Flow n’est plus individuel mais partagé, la sensation est incroyable. On apprend également à s’accommoder du rythme très particulier du jeu : instinctivement, les joueurs voudront jouer vite, avant l’envahisseur, pour défendre, détruire, bloquer la construction. Mais les pouvoirs lents, qui interviennent après la phase ennemie, sont tout aussi puissants, voire plus, parce qu’ils s’activent en regard d’une situation arrêtée, débarrassée de tout aléatoire.
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La peur est le chemin vers une victoire bien méritée
C’est là d’ailleurs l’une des deux grandes frustrations de Spirit Island : après des minutes de calcul intense pour gérer les différentes priorités, une dose plus ou moins grande de hasard intervient. A chaque fois qu’un sous-palier de peur est atteint, une carte Peur est gagnée mais ne se révèle qu’au dernier moment, avec des conséquences certes positives dans l’absolu, mais qui peuvent rendre inutile le plan des joueurs ou carrément le contrecarrer. Et c’est encore pire avec les Evénements introduits par l’extension De Branches et De Griffes. A l’inverse des cartes Peur, ces nouveaux événements constituent un module optionnel mais se déclenchent à chaque manche si on choisit de les jouer, et ont également un volet négatif qui peut sérieusement mettre à mal les plans les plus réfléchis. Il reste aux joueurs de l’accepter ou de hurler de rage quand ils apprennent que les envahisseurs feront un dégât de plus pendant cette manche, ruinant du coup plusieurs régions mal défendues.
L’autre frustration, c’est celle d’Obélix, les bras ballants et tout triste de voir que les pirates ont déjà fui ou sombré sous les coups d’Astérix. Après une heure à suer pour protéger ce désert ou cette forêt, il est temps de prendre une revanche éclatante et de faire descendre votre courroux immémorial sur les imprudents qui ont osé poser l’orteil sur votre plage. Ah, sauf que Jean-Jacques vient de jouer le pouvoir qui lui permet de transformer une Cité en Village et hop c’est terminé, belle victoire. Mais ! Et mon courroux immémorial !? Donc oui, il arrive parfois que la partie se termine exactement au moment où les joueurs ont enfin chacun la possibilité de faire tellement de dégâts que les envahisseurs hésiteront à sortir de leur sachet Zip lors de la prochaine mise en place.
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Poigne Vorace de l’Océan cherche Crocs Acérés Tapis Sous Les Feuilles pour grand nettoyage de printemps
Mais le voyage aura été tellement satisfaisant entre temps ! Et si différent du précédent. En effet, si la rejouabilité du mode de base ne vous satisfait plus, il y a toujours la possibilité d’introduire les scénarios, avec des mises en place de départ différentes et des conditions de victoire (ou de défaite) modifiées, ou encore des adversaires qui apportent leurs petites règles supplémentaires et jusqu’à 6 niveaux de difficulté chacun. On y vient d’ailleurs plutôt naturellement, parce qu’après quelques parties, le mode de base n’est plus si effrayant. Si cela ne suffit toujours pas, la 1ère extension De Branches et De Griffes (inclue lors de la campagne Kickstarter) introduit donc les cartes Evènements, mais aussi de nouveaux jetons et des Esprits et des pouvoirs les exploitant, de nouveaux scénarios et de nouveaux adversaires. Vient ensuite la 2ème et énorme extension Terre Fracturée, qui ne nécessite pas la 1ère pour être jouée, monte le nombre de joueurs à 6, propose des versions alternatives des pouvoirs innés, ajoute des Esprits, des adversaires, des pouvoirs, des Evénements, des cartes Peur, des Eléments permanents, n’en jetez plus, mais si j’insiste, y en a beaucoup plus, je vous le mets quand même. Les deux extensions ont elles aussi été traduites par Intrafin, qui a par ailleurs sorti une 2ème puis 3ème édition du jeu de base pour corriger toutes les coquilles précédemment mentionnées. Enfin, une 3ème extension Nature Incarnate a d’ores et déjà été annoncée et fera l’objet d’une campagne de financement participatif le 18 octobre. Nul doute qu’Intrafin localisera cette extension également. Et on attend toujours plus d’informations sur la mystérieuse extension centrée sur les Dahans, autochtones présents sur l’île et victimes collatérales de notre combat contre les vils colons …
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Entends-tu chanter les esprits de la montagne ?
Pas étonnant donc qu’un tel jeu soit si bien noté, en solo ou à plusieurs, et qu’il ait rejoint en seulement quelques années un club très fermé de classiques. C’est un jeu unique, avec une vraie proposition de jeu coopératif, un défi relevé, sans oublier son thème original et particulièrement bien exploité. Il suffit pour s’en convaincre de lire les différents Designer Diaries de l’auteur, ou ses passionnantes interventions sur les forums de BoardGameGeek, notamment sa réflexion autour des Dahans, dont la survie n’est en rien une condition de victoire, mais que les joueurs auront naturellement tendance à vouloir protéger. L’esthétique souvent réussie des cartes et des plateaux, les différents tokens et figurines viennent d’ailleurs brillamment illustrer l’idée qui a mené à Spirit Island et finissent de le différencier. Mais c’est aussi un jeu ardu, parfois injuste, et qui nécessite calcul, vue d’ensemble et gestion des priorités. Il serait dommage cependant de rester à l’entrée du grand 8 et de ne pas oser monter dans le wagon. Parce que finalement, un bon guide et l’envie de se faire un peu mal aux neurones sont souvent suffisants pour faire le premier pas et découvrir ce qui se fait de mieux en matière de jeu coopératif. Rien que ça.