Test : Crusaders : Thy will be Done
Des milliers de jeux sortent chaque année, alors, forcément, il en est qui passent sous le radar. Ils ne seront pas nominés pour les différents prix, vous les verrez rarement apparaitre dans les listes de recommandations qui fleurissent sur les réseaux sociaux. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont mauvais. Prenez Crusaders : Thy will be done par exemple, un jeu de Seth Jaffee (l’auteur d’Eminent Domain) et illustré par Adam P. McIver. Après une campagne Kickstarter en 2017, Crusaders est sorti sous une version deluxe (uniquement disponible pendant la campagne) et une version retail en 2018 par feu Tasty Minstrel Games. La boite indique une durée de 60 min à partir de 14 ans et ça me parait de bonnes indications, même si cela peut prendre un peu plus de temps entre débutants. S’il est possible d’y jouer entre 2 et 4 joueurs, plus on est mieux c’est, surtout quand il s’agit de se tirer la bourre sur les bons emplacements. Un jeu avec des règles simples, une belle marge de progression, de la profondeur, un superbe travail d’illustration, et sur un timing contenu. Je vous entends déjà vous écrier : « Mais où étais-tu pendant tout ce temps ?! » et aussi « Mettez-en moi 15 palettes, comment ça l’éditeur a mis la clé sous la porte ? » (Mais j’y reviendrai).
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Les Croisades ? Vous prenez la prochaine à droite
Le décor est tout à fait classique : vous incarnez un ordre de chevalier en plein Moyen-Age et vous étendez votre influence à travers l’Europe, majoritairement en terrassant des ennemis de plus en plus coriaces et en construisant différents bâtiments qui soutiendront votre course à la puissance militaire. Chacun choisit son ordre (avec son asymétrie bienvenue et plutôt marquée), et à tour de rôle les joueurs effectueront une action après moults grignotages d’ongles et calculs savants (et foireux).
Les actions que vous pourrez réaliser sont également plutôt attendues : se déplacer sur le plateau principal, construire un bâtiment, rallier des troupes, terrasser un ennemi, gagner de l’influence. Jusque-là, nous sommes en terrain connu. Ceci dit, l’écrin est joli, alors pourquoi pas ?
Mais c’est la boucle de gameplay, simple mais élégante, qui donne toute sa richesse au jeu : vos 6 tuiles action sont disposées en rondelle, et leur puissance dépendra du nombre de jetons action présents sur la tuile au moment de leur activation. Une fois l’action réalisée, vous égrenez les jetons sur les tuiles qui suivent, sur le principe de l’awalé. Et si vous ne voulez pas faire d’action, vous pouvez à la place retourner l’une de vos tuiles pour la rendre plus versatile pour le reste de la partie. C’est expliqué en 5 minutes (puis ensuite viennent tous les petits détails qui viennent corser l’affaire), mais vous apercevez déjà la petite réflexion à avoir pour coordonner vos actions, amener les jetons où vous le souhaitez pour que l’action que vous planifiez depuis le début ait la puissance requise. Lorsque vous rajoutez à ce principe de base que chaque bâtiment construit augmente la puissance de base d’une action spécifique, et que les coûts des actions sont à chaque fois plus élevés, le jeu prend des allures de délicieux casse-tête.
Le joueur a donc fort à faire avec la planification de ses propres actions, mais il devra garder un œil attentif sur ce que font les autres joueurs, avec une interaction indirecte assez forte : vaincre un ennemi augmente la puissance militaire requise pour les prochaines batailles (et complique donc la tâche des autres joueurs), les emplacements de construction sont une denrée rare, et les majorités peuvent faire la différence lors de l’ultime comptage de points.
Parlons d’ailleurs de la fin de la partie : celle-ci est déclenchée quand le pool de points de victoire, dépendant du nombre de joueurs, est épuisé. Il sera toujours possible de gonfler son total après coup (notamment avec les bâtiments et les susmentionnées majorités), mais attention à ne pas trop trainer en route, au risque de voir un autre joueur précipiter le scoring final, vous laissant en plein milieu d’un superbe mouvement sur 5 tours.
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Awalé, l’ami du petit Templier
Je suis un grand fan des jeux qui imposent des contraintes sur les actions, que ce soit de ne pas pouvoir faire la même action 2 fois de suite (Scythe évidemment, mais aussi Gloomhaven), de devoir temporiser pour qu’une action soit plus puissante (Civilization : Nouvelle Aube, Ark Nova), ou d’être tributaire d’une main donnée (Dual Powers, Orléans, tout un tas de deckbuildings).
J’avais donc un a priori positif sur Crusaders, avec ce système de jetons que l’on doit distribuer et qui rendent certaines actions plus intéressantes que d’autres à un moment donné, indépendamment de ce que le joueur comptait faire pendant son tour. Cependant, pour que cela soit réellement plaisant, il faut que les règles soient assimilables rapidement : on a déjà fort à faire avec ce calcul d’actions sur les 3 prochains tours pour ne pas avoir en plus à composer avec tous un tas de micro-règles ou d’exceptions. Heureusement, les Templiers sont des gens plutôt simples : moi voir Slave (ou Prusse, ou Sarasin), moi taper, moi content.
Crusaders est donc un jeu plutôt direct dans son approche. Les objectifs sont clairs et l’on voit assez vite dans quelle direction l’on souhaite aller, que ce soit de débloquer les bonus de notre plateau personnel ou d’engranger les victoires pour les points ou pour les emplacements ainsi libérés et sur lesquels poser nos bâtiments. Le joueur a donc tout loisir de se torturer les méninges sur l’enchainement qui lui permettra de rentabiliser chacun de ses tours et de mettre en place sa stratégie. Pas question pour autant de jouer dans son coin : les joueurs devront garder un œil sur le plateau central, ou risquer de se retrouver le bec dans l’eau parce que le Prusse ciblé a augmenté sa défense entre temps.
Les tours s’enchainent donc rapidement, et une partie dépasse rarement les 90 minutes. Mais le jeu n’est pas pour autant simpliste. Chaque Ordre de Chevalier vient avec son petit twist, qu’il s’agisse d’avoir un deuxième pion disponible dès le début, de n’avoir que 6 jetons d’action en tout et pour tout, ou encore de pouvoir égrener dans le sens anti-horaire. Avec 10 Ordres à disposition, certains plus ardus que d’autres, vous êtes loin d’avoir fait le tour.
A cette variabilité vient s’ajouter le fait que les tuiles d’action sont disposées aléatoirement (mais suivant le même ordre pour tout le monde, pour éviter les déséquilibres), certaines configurations étant beaucoup plus difficiles à « tordre » que d’autres. Le livret de règles propose d’ailleurs 2 dispositions standard pour les débutants. Les ennemis et les bonus de construction sont eux aussi disposés aléatoirement, bref, chaque partie sera bien différente de la précédente.
Au final, Crusaders est un jeu plaisant, qui s’apprend rapidement, avec une mécanique maligne, qui laisse la part belle à la planification sur le long terme. Nous sommes loin de la complexité d’un gros jeu expert qui tâche, mais le setup de départ oblige souvent à renouveler son approche et empêche de jouer en pilote automatique, tout en pouvant proposer un tas de nouveaux challenges pour les habitués.
Un dernier mot sur le matériel. Il est de très bonne qualité, même en se contentant de la version retail. Les tuiles sont épaisses, les bâtiments en bois sérigraphié très sympas, et les illustrations ainsi que le choix des couleurs donnent un jeu que l’on peut fièrement exhiber. La version Deluxe apporte elle des plateaux joueurs double couche (ce qui doit être bien utile), des bâtiments en plastique tout moches en plus de leur version bois, et des points de victoire en métal. Enfin, il faut savoir que le jeu est uniquement disponible en anglais. Cependant, une version française des règles est disponible sur BoardGameGeek et il n’y a aucun texte sur les plateaux.
Le problème, maintenant, c’est de réussir à mettre la main dessus…
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Et j’ai crié « Aline » pour qu’il revienne
Ce qui est totalement idiot, puisque c’était plutôt vers l’éditeur Renegade qu’il fallait se tourner. En effet, suite à des soucis de gestion aggravés par une pandémie mondiale, TMG a commencé son long chemin de croix en novembre 2020, jusqu’à se déclarer en faillite en août 2021. Arrêt total du développement et de la production de jeux, en attendant des jours meilleurs. Plus de Crusaders. L’auteur était alors tout embêté pour la suite du jeu, puisqu’une extension était prévue (Divine Influence), qu’une cinquantaine d’exemplaires avaient même été produits, mais qu’ils étaient bloqués en Chine. Enfin pas pour tout le monde, certains ayant réussi à acheter une boite (sans que l’auteur ne touche quoi que ce soit d’ailleurs).
Pendant plus d’un an, Seth Jaffee a vainement tenté de débloquer ces cinquante exemplaires. Puis en mars 2022, coup de théâtre ! Renegade récupère le bébé, compte mettre en vente les cinquante exemplaires de « Divine Influence » bloqués, mais également relancer la production, que ce soit la version retail du jeu, sa version deluxe (KS Exclusive à l’époque, je le rappelle) ou l’extension. Tant et si bien que c’est actuellement en précommande sur leurs sites US et Europe, donc je ne vois vraiment pas ce que vous faites encore ici à lire cet article dont la fin n’arrive décidément pas.
Et pour info, Renegade France vient de nous confirmer qu’une version française serait bien en cours !!! Super nouvelle !